
Un_Riou
🔊 Rencontre d'un drôle de type
Dernière mise à jour : 15 avr. 2021

Invasion
Luke Rhinehart
Editions Points
Quand un éditeur se sent le besoin de barrer sa couv' d'un bandeau géant mettant en avant le livre le plus connu de l'auteur, je tremble toujours à l'idée de la qualité intrinsèque de celui-ci. Si le seul argument en faveur de la lecture de l'oeuvre tient à la signature de l'auteur, c'est qu'il y a un loup. De toute manière, si vous ne l'avez pas lu, vous vous en cognez, si vous l'avez lu et que 1) vous l'avez adoré, ben vous êtes déjà titillé et pas trop besoin d'en ajouter... 2) vous l'avez détesté, ce n'est pas ce genre de filiation qui risque de vous encourager à laisser une chance à celui-ci.
De la pollution donc ? Comme vous-y-allez...
Même logique pour les bandeaux de prix littéraires qui indiquent que si des gens supposément meilleurs que vous l'ont adoubé, toute discussion contradictoire devient caduque, alors ta gueule, achète, lit, extasie-toi et surtout ne réfléchis pas jusqu'à la prochaine fournée. Dans un pays au 1500 prix littéraires, il y aura toujours à boire (frais) et à manger (tiède).
Ce mauvais travail, putassier, issu d'un marketing consumériste très dans l'air du temps est d'autant plus malheureux que totalement à rebours du propos de l'oeuvre. Si la crétinerie n'en disputait pas tant à l'ironie, peut-être celle-ci pourrait faire valoir ses droits.
Passons à la couv' en elle même et ce qu'on nous laisse entrapercevoir sous la péremptoire filiation rehaussée d'une antienne placardée des Inrocks : le roman le plus drôle et aussi le plus politique. Point. le plus dans l'histoire de la littérature ? dans la bibliographie de l'auteur ? Des histoires belges ? Le plus. Objectivement définitif. Ta gueule, encore une fois. Sous le bandeau, donc, des soucoupes volantes (rouge, noir, blanc) à trois yeux qui ceignent une terre minuscule face Amériques. On convoque ainsi un imaginaire science-fiction pulp de petits hommes verts, ou rouge, puisqu'il s'agit de la couleur dominante choisie. Mais attendez, rouge, invasion, Etats-Unis... serait-ce un plaidoyer pro-domo socialisto-communiste ? Une invasion Nazis d'outreespace, sinon ? Peut-être que je m'égare dans le symbolisme et que cette couv' est décidément insignifiante et prétexte aux bandeaux de réclame.
Vous constaterez que je suis déjà à 2 minutes de chronique sans avoir parlé de l'oeuvre. Il est donc temps d'y remédier.
Sans en avoir parlé ? Pas vraiment. Invasion est clairement un brûlot anticapitaliste (dont le marketing débilitant est le bras armé). En traitant par l'absurde les travers de notre société à la communication folle, parcellaire, orientée et toujours commercialement objectivée, plus engagée dans le paraître que dans l'être, Luke Rhinehart titille ce qui fait de nous une espèce imbécile : notre intelligence et le choix (consenti ?) à sa négation permanente. L'invasion extraterrestre, ni bienveillante ni malveillante, pas dominatrice pour deux sous, libertaire à coup sûr, met en relief nos contradictions et hypocrisies sociales. Nos chers extraterrestres, les Protéens - , métamorphes, mais de forme primaire similaire à celle de ballons de plage géants et poilus - viendront ici tester, par jeu, les valeurs du "monde libre". Liberté, probité, égalité des chances, vérité, transparence sont des mots valises qui plaisent aux dirigeants de tous poils tant qu'ils ne sont pas appliqués trop littéralement. Chose à laquelle remédieront les envahisseurs en déballant sur la place publique tout ce qui est caché, ou presque. Vous voyez venir le topo ?
On progresse dans le roman entre définition de l'agenda des extraterrestres, qui en bon agents du chaos le gardent loufoque et sautillant, et les réactions autoritaires "pondérées" des Etats et CA (déclaration de guerre au nouveaux terroristes qui empêchent de magouiller en rond, tentative de capture et d'introduction de sonde anale... dans un ballon de plage, bon courage). Embarqué malgré lui dans cette histoire Billy Morton, vieux gauchiste ayant goûté à moult courants, expériences et pensées révolutionnaires ou libertaires, et étant revenu de tout, sera, avec sa famille, le témoin malheureux et acteur plus ou moins volontaire de cette épopée grandiloquente.
A la lecture de ce livre, je n'ai pas pu m’empêcher de faire un parallèle avec Martiens, go home ! de Frederic Brown. Si les envahisseurs ont un côté théâtral, sans-gêne et irrévérencieux dans les deux œuvres, s'amusent d'autant à tourmenter les humains et les gouvernements en portant à la lumière ce qui devrait rester caché, le traitement global diverge néanmoins.
Les Martiens de Brown sont des sales gosses grossiers et psychotiques, qui trompent leur ennui en torturant plus faibles qu'eux, ils n'interagissent jamais avec les humains mais toujours à leur détriment et n'ont aucun autre objectif que leur amusement. Malgré tout, leur intervention permet à l'humanité de devenir meilleure et de comprendre que la tromperie n'est pas souhaitable, quelque soit le type de relation. Ecrit de guerre froide, on peut y voir un vœux pieux de détente et d'amitié souhaitée entre les peuples : une promesse d'espoir.
Les Protéens de Rhinehart, partagent toutes les caractéristiques des autres bien que beaucoup plus sympathiques. Mais ils ont implicitement une agenda politique et une mission "civilisatrice" supérieure. Forts de leur supériorité intellectuelle ils s'octroient des droits indues et considèrent à leur manière les sociétés humaines comme des jouets. Je préfère voir dans les Protéens la cristallisation des éléments mobilisateurs nécessaires à tous changements, mais aussi à toutes résistances. Le principe actif d'une intelligence civilisationnelle, ni bonne, ni mauvaise, mais simplement en mouvement comme elle devrait l'être, pas stagnante comme elle l'est. Mais je peux me tromper. Ce ne sont peut-être que des anti-américians libre-blaguistes à défaut d'être libre-échangistes, finalement. Foutrement péremptoire, certes, mais nous sommes ici dans une oeuvre de fiction de type satirique, donc n'oubliez pas de suspendre votre crédulité à l'entrée, merci.
On pourrait croire que Luke Rhinehart nous sert là une blague potache d'un vieux militant servant à merveille sa devise personnelle et guide de vie : "le jeu, l’amusement, voilà ce que devrait être la vie humaine". C'est vrai. Difficile de le réfuter en effet. Rhinehart laisse naïvement à supposer que si l'homme se prenait moins au sérieux, il serait moins nocif pour lui même (et de facto pour son environnement). Mais c'est si artistiquement exécuté qu'il serait dommage de ne pas céder à l'invitation du vieux clown et se laisser embarquer dans son numéro.
Le style Rhinehart est fluide, drôle, acerbe, sympathique mais caustique à l'image de son personnage de vieux gauchiste usé et cynique. Ça dézingue à tout crin et tape sur tous - sans souci d'équilibre - et les traits d'esprit confinent aux tautologies partisanes les plus exquises. Telle que celle-ci : "Depuis presque un siècle nous savons avec certitude que le Christ est mort pour augmenter les ventes des commerces de détail au quatrième trimestre. Ne serait-ce que pour cette raison, notre pays est une nation chrétienne." Une charge féroce contre le capitalisme destructeur et les USA, ni subtile ni camouflée, où l'auteur instille une lassitude propre à celui qui ayant crié au feu sans succès se contente dorénavant de regarder le monde brûler.
Drôle, oui. Invasion est de ces livres qui mettent votre visage à rude épreuve. 50 nuances de sourires garanties, des rires sonores certains mais ce n'est pas tout. Sous la bouffonnerie permanente se cache des moment de tensions, de violences extrêmes d'une situation donnée ou d'un constat global. Le désespoir du clown marque durablement le lecteur et s'insinue ainsi, infuse en lui, donne du grain à moudre : rire d'un monde qui brûle lentement, est-ce vraiment drôle ?
Pousser à réfléchir, ne pas se contenter de commenter.
N'est-ce pas à ça que doit nous aider un bon livre ?